Interview de Karim Bouamrane, notre maire dans L’Express Hebdo du 13 juillet 2023. Un entretien publié le 13/07/2023 et hélas passé largement inaperçu dans la torpeur de l’été. A lire pour réfléchir et surtout bien s’endormir.
“Pour certains, la République ne représente plus rien” Le maire de Saint-Ouen et président du conseil de surveillance de la Société du Grand Paris voit dans les émeutes des derniers jours un délitement de la promesse républicaine sur l’ensemble du territoire.
“Si on appréhende [les émeutes] au travers du prisme des banlieues, comme avant, on se trompe lourdement. Les travailleurs pauvres, les jeunes en déshérence, la question de ce que veut dire être français, le rapport à la République, ce ne sont pas des problèmes de banlieues, ils concernent la France entière”, plaide Karim Bouamrane.
Après chaque question, ou presque, il insiste : non, les émeutes que la France a connues ces derniers jours n’expriment pas un “problème en banlieue”, mais elles reflètent un malaise global sur l’ensemble des territoires éloignés des centres de décisions. Elu maire de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) en 2020, le socialiste Karim Bouamrane, également président du conseil de surveillance de la Société du Grand Paris, alerte sur le délitement progressif de la promesse républicaine dans le pays, causé notamment par la dégradation des services publics. Il plaide pour une gouvernance moins centralisée, moins jacobine : “La réponse viendra des territoires”, prédit-il. Entretien.
L’Express : Selon vous, qui sont les émeutiers que nous avons vu agir durant plusieurs jours ?
Karim Bouamrane : En préambule, j’ai une pensée solennelle, forte, pour la famille et les proches de Nahel. En tant que maire, je le vois malheureusement chaque semaine, la perte d’un enfant est la pire des choses qui puisse arriver. Nous n’avons pas encore d’éléments scientifiques, sociologiques, démographiques, mais, si je fais état des propos du président du tribunal de Bobigny [Seine-Saint-Denis], ce sont pour la plupart des jeunes gens de moins de 18 ans et, ce qui est certain, c’est qu’ils sont français. Je veux d’abord balayer d’un revers de la main les prétendus problèmes liés à l’immigration dans ce pays : le sujet ne peut être appréhendé à l’aune de cette question, comme cela a déjà été le cas en 2005 ou dans les années 1990.
Qu’avez-vous compris de leurs revendications ? Peut-on parler de révolte sociale ?
Je voudrais d’abord dire que, dans l’immédiat, la priorité absolue pour nous, les maires et élus, qui sommes en première ligne, est non seulement d’appeler au calme, à l’apaisement par tous nos relais, mais aussi de protéger les biens publics et les personnes. On est mobilisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et ce n’est pas une expression : nous devons assurer la continuité des services publics dans ce contexte où nous sommes encore au niveau 3 du plan sécurité.
Ça me fait mal au cœur de le dire : oui, ce sont les banlieues, oui, ce sont les périphéries qui ont été frappées, oui, c’est Paris, oui, ce sont les grandes villes, mais c’est surtout la République dans la diversité de ses territoires qui l’a été. Emeutes, révoltes… On ne sait pas encore caractériser ce qu’il s’est passé, mais, ce qui est certain, ce que ces événements se sont déroulés dans une situation politique inédite, multifactorielle. Il y a eu une crise sanitaire ; désormais il y a une crise économique, une crise sociale, une crise écologique, une crise institutionnelle avec un gouvernement sans majorité parlementaire, une crise idéologique avec la montée des extrêmes…
Vous parlez du Rassemblement national et de la France insoumise ?
Je ne veux pas entrer dans la stigmatisation de partis, mais alerter sur des prises de position qui fragilisent le ciment républicain. Dans cette époque de spectacularisation de la vie politique, la parole de n’importe quel maire est démonétisée face à d’autoproclamés experts de plateaux de télévision. Cela participe à la montée des populismes et à un affaissement de la parole politique. A cela s’ajoute une vraie crise politique : le PS à moins de 5 %, c’est grave pour la gauche, un parti gaulliste, du moins qui le revendique, comme LR à moins de 5 %, c’est grave pour la vie politique de ce pays. Nous assistons à un délitement des rapports avec les institutions, une partie de la population a le sentiment que la République ne représente plus rien : il y a chez elle une nostalgie du passé, une aigreur du présent et une anxiété de l’avenir, exacerbées par la peur du déclassement. Cet enchevêtrement de phénomènes était présent avant l’élément déclencheur.
Pourquoi “l’incendie” s’est-il propagé de cette façon ? Pourquoi maintenant ?
La mort de Nahel, aussi inexplicable, inexcusable soit-elle, a été un élément déclencheur, mais il y avait beaucoup de signes avant-coureurs. Il faut voir, vraiment voir, sur le terrain, l’environnement dans lequel la population vit. Les magistrats sont en saturation totale ; quand vous discutez avec des agents de police vous comprenez qu’ils sont dans une situation explosive, ils sont à bout ; les enseignants n’ont plus la même espérance en leur métier et en leur vocation ; les hospitaliers et soignants travaillent dans des conditions déplorables. Il ne s’agit pas seulement des classes populaires des quartiers, les classes moyennes aussi ont le sentiment d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Avant, il y avait des révoltes dans des poches sociologiques bien carrées, bien définies, aujourd’hui, il n’y a pas cette grille de lecture, personne n’est épargné, cela touche toutes les villes et tous les territoires. Il y a une incapacité d’écrire un récit républicain dans lequel l’espoir et le progrès seraient partagés.
Le gouvernement a indiqué ne pas vouloir une nouvelle fois sortir le chéquier pour les banlieues, Bruno Le Maire a d’ailleurs dit devant les parlementaires de la majorité qu’il était “hors de question de dépenser des milliards pour des mecs qui vont les cramer” ? Mettre des moyens supplémentaires, ce n’est pas le cœur de la solution ?
Cette intervention est volontairement ou involontairement erronée. Il ne s’agit pas d’avoir un débat sur quel nombre de lignes budgétaires on va ouvrir pour tel ou tel territoire. C’est, comme je l’ai évoqué, le ciment de notre République qui est fragilisé. Nous devons nous poser les bonnes questions. La sortie de Bruno Le Maire est aussi caricaturale que la réponse de Geoffroy Roux de Bézieux [NDLR : “Le premier employeur de Seine-Saint-Denis, c’est le trafic de drogue”, a déclaré l’ex-président du Medef sur France Inter]. On attend plus de hauteur de vue et de pondération que ce discours qui consiste simplement à dire : “On a mis des milliards, pourquoi ça ne marche pas ?”
Il y a tout de même, dans les “banlieues” de grandes métropoles, des situations spécifiques. De quoi manquent-elles ? D’argent ? D’agents publics ? De services ?
Je peux vous dire qu’il y a beaucoup de convergences entre un territoire rural reculé et certains territoires urbains reculés. Le recul des services publics est dramatique : leur absence ne permet plus aux gens de se projeter, de se soigner, de se sentir soutenu, de ne plus subir. Ce n’est pas un sujet uniquement pour les banlieues ! Il en va de même pour les transports, ce sont eux qui permettent de faciliter l’accès à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à la culture ! On a refusé le droit à l’espoir à toute une génération.
“Si on appréhende le sujet au travers du prisme des banlieues, comme avant, on se trompe lourdement”
Le haut fonctionnaire Didier Leschi expliquait dans nos colonnes qu’il manquait en banlieue des forces vives pour permettre la socialisation. Partagez-vous ce constat ?
Didier Leschi a été [de 2013 à 2016] préfet pour l’égalité des chances auprès du préfet de la Seine-Saint-Denis, il a une lecture pertinente de la situation, qu’il faut néanmoins, à mon sens, actualiser. Désormais, il y a toute une génération de maires issus de quartiers populaires, urbains comme ruraux, incarnant une vraie élite populaire qui s’est approprié le savoir et le pouvoir politique. Plus globalement, si le sujet est appréhendé au travers du prisme des banlieues, comme avant, on se trompe. On se trompe lourdement. Les travailleurs pauvres, les jeunes en déshérence, la question de ce que veut dire être français, le rapport à la République, ce ne sont pas des problèmes de banlieues, ils concernent la France entière. La réponse, j’en suis intimement persuadé, viendra des territoires. Les maires et leurs associations ont été reçus à l’Elysée en début de semaine, j’aurais aimé entendre le président Macron leur dire d’abord : “Je vous ai compris.”
Le macronisme 2.0, celui de ce second quinquennat, avait justement comme premier objectif de “refaire nation”, de reconstruire ce ciment autour de la République. Vous ne l’avez pas ressenti comme tel ?
Le président est féru de philosophie, alors je lui emboîterai le pas. Comme Rousseau, il veut faire un nouveau contrat social, mais sans social. Et si, dans une vision sartrienne, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait, sans puissance publique, on tombe très vite dans l’embarras.
Comment alors recréer un sentiment d’appartenance ? Comment raccroche-t-on ces jeunes, notamment, à la République ?
Très humblement et de manière très pratique, regardons ce que nous avons fait à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis et avec la Société du Grand Paris. On met par exemple le paquet sur le 100 % logements dignes : est-ce qu’on ne peut pas se dire, réellement, en 2023, que chacun a le droit à un logement digne dans ce pays ? Ne peut-on pas se dire que chacun a le droit à une éducation de qualité partout sur le territoire ?
En signant une convention partenariale avec l’université Paris-Cité pour favoriser l’implantation du campus hospitalo-universitaire et ses 12 500 étudiants à Saint-Ouen, on permet à des jeunes de la nouvelle génération de devenir médecins. Je peux citer aussi l’académie Tony Parker, dédiée aux métiers du sport, l’école 42, spécialisée dans la cybersécurité, Audencia, la prestigieuse école de commerce. Avec toujours l’enjeu du beau dans les différents projets qu’on mène : le beau rend fier et rend agréable le quotidien, et c’est ce que nous revendiquons dans notre engagement quotidien à Saint-Ouen. Ainsi, on porte l’espérance pour toute une population. Avec les lignes 14, 15, 16, 17 et 18 du métro, on envoie le message à la personne qui est au fin fond d’un territoire urbain qu’elle peut se déplacer, avoir accès à la formation, l’emploi, la culture. L’hyper-technostructure a été construite de manière que tout soit extrêmement jacobinisé ; désormais, lorsqu’on vit en périphérie, on doit avoir le droit d’être l’architecte de sa propre vie comme si l’on vivait dans les centres de pouvoir et de décisions.
On fustige souvent la sécession des élites dans ce pays, comment créer une élite populaire ?
Mais elle existe déjà ! L’élite populaire, c’est toute une génération de personnes entre 20 et 60 ans dont les parents et les grands-parents ont dû travailler cinq fois plus pour être les maîtres de leur existence. C’est ce que l’idéal républicain devait leur réserver. Aujourd’hui, cette élite populaire se manifeste dans le savoir, dans la création, l’entrepreneuriat et le pouvoir politique. Elle est le contre-pied de ce qui se faisait avant dans un environnement hypercentralisé. Si l’on veut une solution pérenne pour consolider la République, il faut que cette génération accède aux commandes, notamment aux commandes des décisions politiques.
Votre ville doit accueillir le village des athlètes dans le cadre des Jeux olympiques de Paris, en 2024, comment appréhendez-vous cette échéance désormais ?
Les JO vont bien se passer, et je formule le vœu que la fête soit réussie. La ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra, est sensible à ce qu’elle soit inclusive pour tout le monde. On restera vigilants pour que ces Jeux améliorent la vie des gens, avec de nouvelles infrastructures, avec la transformation des quartiers. Il doit y avoir un héritage, cette ambition doit être respectée.
[1] Le gloubi-boulga est un plat imaginaire et la nourriture préférée du dinosaure Casimir, personnage principal de L’Île aux enfants, une émission de télévision destinée aux enfants diffusée en France du milieu des années 1970 au début des années 1980.Le gloubi-boulga est plus précisément un gâteau, réputé immangeable, et dont seule l’espèce des « Casimirus » est friande. Le succès de L’Île aux enfants fut tel que le terme « gloubi-boulga » est passé dans le langage populaire français (pour les générations concernées du moins), désignant un mélange désagréable (dont le sens est alors proche de ragougnasse) , voire plus souvent un discours très confus de propos incohérents et incompréhensibles